Chris Marker-Cornelius Castoriadis : une leçon de démocratie
L'invention grecque de la démocratie directe
Comme c'est long, vous pouvez faire une première lecture des textes mis en gras. Une sorte de résumé.
Retranscription de l'entretien vidéo entre Chris Marker et Cornélius
Castoriadis
Il y a d’abord le mot lui-même :
démocratie, démos, Kratos. Kratos veut dire le pouvoir, démos
c’est le peuple, donc la démocratie, c’est le pouvoir du peuple. Ça veut dire
déjà, dans la conception grecque, que ça n’est bien entendu pas le pouvoir
d’une oligarchie. Ça veut dire aussi que le peuple exerce lui-même le
pouvoir. C’est-à-dire, c’est une démocratie directe. Comment il
l’exerce à Athènes par exemple ?
Il l’exerce parce qu’il pose lui-même les
lois. Toute loi est votée par l’assemblée, l’ecclésia, l’église,
l’assemblée. Chez les Chrétiens, c’est les fidèles, là, c’est l’assemblée du
peuple, et ces lois sont votées avec la clause fantastique : « Il
a semblé bon au démos et la Boulé », c’est-à-dire au peuple et
au Conseil. On ne dit pas que c’est la vérité absolue, que c’est Dieu
qui a donné les tables de la loi, on dit : en ce moment-ci, les Athéniens
ont cru bon de voter cette loi
. Ce qui veut dire
que, cinq ou dix ou vingt ans plus tard, on peut la changer.
Et puis, la démocratie est exercée par le
fait que les tribunaux ne sont pas composés par des juges professionnels. Les
juges sont tirés au sort. Il y a un système extrêmement compliqué
qu’Aristote décrit dans
La Constitution des Athéniens : pour qu’il
n’y ait pas de tricherie possible et pour que tout le monde ait des chances
égales de participer à ces tribunaux.
Donc ce
sont les tribunaux populaires qui jugent toujours, selon les lois bien sûr, et
puis il y a bien entendu des magistrats.
Ces magistrats, on peut les classer en deux
catégories : il y a des magistrats qui représentent en un sens la cité, la
polis, et ces magistrats-là sont tirés au sort parmi tous les citoyens,
puisque tout citoyen est supposé être également capable que tout autre de
représenter la polis et d’exercer la fonction de magistrat.
Et
puis, il y a certains offices, certains postes, dont les Athéniens considèrent
qu’ils impliquent, pour leur exercice, un savoir spécifique, c’est-à-dire une techné,
c’est l’un des sens du mot techné, et là, il n’est pas question de tirer
au sort, on élit ; parce que l’élection, comme le pensent les Athéniens,
ils le disent, comme le dira aussi Aristote : l’élection est évidemment un
principe aristocratique. Aristos, c’est le meilleur. Quand on élit, on élit les
meilleurs. Il n’y a pas de députés qui se présentent aux gens en
disant : élisez-moi, je suis le pire. Je suis le meilleur. Et ça vaut pour
des domaines où il y a un savoir spécifique. Par exemple, si on veut construire
des bateaux, on élit un magistrat responsable pour cette construction de bateau
ou pour la construction d’une muraille et on élit 10 stratèges. C’est-à-dire
dix chefs de guerre parmi les gens qui sont supposés s’y connaître le mieux
dans ces affaires-là. Ces postes-là sont électifs, mais ceux qui sont élus
peuvent toujours être révoqués d’une certaine façon. C’est-à-dire qu’un citoyen
peut engager une procédure en disant : Périclès a violé la loi en faisant
telle ou telle chose et le tribunal décide.
Or ça, c’est la conception de la démocratie
qui a été créée là et qui va de pair avec ce qu’il faut bien appeler la
création de la politique, au sens profond du terme. La politique, dans
la conception grecque, n’est pas uniquement, pas du tout même, les intrigues
sur un pouvoir qui existe. Ça a existé toujours chez les Chinois, les Indiens,
chez les Aztèques. Il y a un roi ou il y a des prêtres, il y a des intrigues,
et puis il y a la question : comment gérer le pouvoir ?
La politique chez les Grecs, c’est comment faut-il
instituer la société ? C’est-à-dire quelle est la bonne société, la juste
société et par quelles institutions cette bonne, juste société peut
s’incarner ? Et la réponse démocratique, c’est que ce n’est que le
peuple qui doit vivre sous ces lois qui peut décider de quelles sont les
meilleures lois.
Donc ça, c’est la liaison avec la politique qui conduit tout de suite à la
liaison avec la philosophie. On en parlera peut-être tout à l’heure. Mais qui
aussi conduit, par opposition aux Modernes, et alors là c’est un problème
énorme,
à l’opposition entre la démocratie
directe et ce que les Modernes ont inventé comme démocratie représentative.
Chez les Grecs, il n’y a pas l’idée de la représentation. Encore une fois,
personne ne dit que tout le monde peut décider à tout moment de toute chose. Ou
bien il y a des spécialistes, ou bien il y a des magistrats. Mais il y a des
magistrats qui ne sont pas des représentants au sens que le peuple a dit :
on leur délègue tout pouvoir pendant une certaine période comme nous faisons.
C’est simplement des émanations de la cité qui l’incarnent à certains égards et
pour certaines fonctions.
Chez les Modernes, l’idée de la démocratie
représentative va de pair avec ce qu’il faut bien appeler une aliénation du
pouvoir, une auto-expropriation du pouvoir, c’est-à-dire la population
dit :
« Pendant cinq ans, je n’ai rien à faire sur le plan
politique, j’ai choisi 548 personnes qui vont s’occuper de mes affaires, dans
le cadre de la Constitution, avec certaines garanties, etc. » Le
résultat, c’est que pendant ces cinq ans, les citoyens ne sont pas actifs, ils
sont passifs. Et même le jour des élections, mais ça c’est une autre
discussion, de quoi peuvent-ils décider ? On leur présente deux
personnages ou deux partis, et toutes les options qui vont apparaître pendant
ces élections-là sont déjà prédéterminées, bien entendu, par la situation créée
pendant les cinq années précédentes. Il y a là une énorme différence
. Et il y a une autre différence qui est dans la
conception des Athéniens, des cités démocratiques en Grèce, c’est qu’il n’y a
pas d’État, à vrai dire. Et là, il faut peut-être faire, si on a le temps,
une petite parenthèse. Les Modernes ne comprennent pas ça.
Aristote était un grand philosophe, mais qui a vécu après la grande période
démocratique. Mais c’était un philosophe terriblement travailleur, précis, il
avait créé une école et il a réuni à peu près 160
politeiai,
c’est-à-dire constitutions des cités grecques et même de cités étrangères.
Elles ont toutes été perdues, mais
, vers 1880,
on a trouvé sur un papyrus : la Constitution des Athéniens, Athenaiôn
politeia. Or tous les philologues ont traduit le titre de ce
livre — et dans la collection Budé, ça apparaît
encore — par : La Constitution d’Athènes. Pour
les Grecs, pour Aristote, pour Thucydide quand il écrit la guerre du
Péloponnèse, quand ils parlent de l’entité politique que nous appellerions
Athènes, ils ne parlent jamais d’Athènes.
Athènes
est une expression géographique. À tel moment, Alcibiade est parti
d’Athènes ; mais les Athéniens, cet hiver-là, ont décidé, les
Lacédémoniens ont décidé… C’est-à-dire,
c’est le
peuple lui-même qui est ce que nous appelons État, qui est le pouvoir
politique. Alors que dans l’imaginaire politique moderne, nous ne sommes jamais
sortis finalement de la conception qui a été créée par la monarchie absolue. C’est-à-dire
qu’il y a le pouvoir quelque part, un monstre, le Léviathan, comme l’a dit
Hobbes ; ce monstre, de temps en temps sort de sa grotte et demande dix
mille jeunes gens et quarante mille jeunes filles pour les manger et cent mille
personnes pour les tuer, il demande de l’argent et tout le reste. Nous ne
pouvons rien à l’égard de ce monstre ; ce que nous pouvons faire, c’est
placer autour de sa grotte des barricades en papier qui s’appellent les
Constitutions, qui limitent les prérogatives de l’État. Et on peut le voir sur
un point qui est très amusant, le problème de la délation.
Nous avons une conception de la délation : dénoncer quelqu’un, c’est
quelque chose qui ne se fait pas. Déjà, ça commence à l’école :
« Tu
es un donneur. », etc. Actuellement, je ne sais pas quelle est la
mentalité. Je pense que même un meurtrier, on ne le dénonce pas. Il y a un
passage de Platon… Platon, lui aussi étant de la décadence, il vient après la
démocratie, il hait la démocratie, il écrit de façon tout à fait calomniatrice,
mais ce n’est pas le problème. Il discute dans un livre qui s’appelle
Les
lois et il veut régler la question de la délation en se demandant ce qu’est
un délateur, qu’est ce qu’il peut ou doit faire. Il veut réglementer d’une
certaine façon la délation et les philologues et philosophes modernes sont ahuris
devant ce phénomène et les plus indulgents parmi eux disent : évidemment,
comme à Athènes il n’y avait pas de tribunaux professionnels, il n’y avait pas
de procureur, que les policiers étaient des esclaves, les policiers de la ville
étaient des esclaves sous les ordres d’un magistrat qui, lui, était un citoyen,
évidemment les Athéniens étaient obligés de recourir au fait que chaque citoyen
pouvait dénoncer quelqu’un d’autre. Mais si on réfléchit, on peut voir toute la
différence de la conception : ou bien les lois sont mes lois. Je les ai
votées, même si j’étais minoritaire contre cette loi, mais j’accepte la règle
démocratique
. C’est-à-dire une loi qui a été
votée, c’est notre loi. À la limite, si je n’en veux pas, je peux quitter la
ville, sans demander l’autorisation de personne. Si les lois sont mes lois et
si quelqu’un d’autre les transgresse, ça appartient aussi à moi, et pas à un
corps professionnel spécialisé, de faire observer la loi. D’où le fait que tout
citoyen athénien peut accuser n’importe qui d’autre d’avoir commis tel ou tel
délit. Ceci qu’il s’agisse du droit criminel habituel, ou qu’il s’agisse, ce
qui est le plus important d’ailleurs, de la sphère politique.
Chez nous, qu’est-ce qui se passe ? Nous avons encore la conception que
la loi, ce n’est pas nous. Que la loi, c’est la loi du roi. En Angleterre, le
procureur s’appelle toujours « l’avocat de la couronne ». Donc, c’est
leur loi. Nous sommes toujours les serfs qui essayons de nous tirer de la
réglementation imposée par le seigneur, par le roi, donc nous ne nous dénonçons
pas entre nous, parce que, de toute façon, la loi, c’est la loi des autres.
Moi, je ne plaide pas pour ou contre la délation, mais je veux montrer par là
la différence entre deux conceptions de notre rapport à la loi, à l’application
de la loi, à la transgression.
Depuis qu’il y a eu des grandes sociétés nationales aux XVII
e,
XVIII
e… Peut-être une remarque préalable serait nécessaire.
Moi, je ne dis évidemment pas que la cité des
Athéniens, leur Constitution/institution de la cité est un modèle. Ce serait de
la folie, non seulement à cause de la dimension physique, mais à cause d’une
foule d’autres choses. Je dis simplement que c’est un germe. Nous pouvons nous
inspirer de cela pour essayer de penser autrement notre relation à la loi,
notre relation à la collectivité, notre relation au pouvoir.
Or, dans le domaine que nous discutons ce germe signifie quoi ? Combiné
d’ailleurs avec l’expérience des temps modernes. C’est qu’à partir du moment où
j’ai une représentation fixe et stable des représentants du peuple – ça
Rousseau le savait déjà, il le dit :
« les Anglais croient qu’ils
sont libres parce qu’ils élisent leurs députés une fois tous les cinq ans. Ils
sont libres un jour sur cinq ans », et même là, comme on le disait
tout à l’heure, c’était trop concéder parce que ce jour-là, les jeux sont déjà
joués. Nous ne pouvons évidemment pas penser qu’il peut y avoir une
ecclésia,
une église, de 55 millions de Français, ou des 35 millions, qui sont la
majorité politique électorale, mais nous pouvons nous inspirer de l’idée de la
démocratie directe et nous pouvons essayer de trouver des formes par
lesquelles, d’abord au niveau local, au niveau de l’entreprise, au niveau des
autres institutions, les gens s’autogouvernent et que toute délégation qui est
faite vers des organes centraux reste sous le contrôle des populations.
De cela les temps modernes ont donné des exemples. Le mouvement ouvrier, les
conseils ouvriers, les soviets avant qu’ils soient tout à fait dominés par le
parti bolchevik, c’était cela. C’est-à-dire qu’il y avait une délégation
échelonnée, si je peux dire, mais, où chaque échelon qui déléguait à l’échelon
supérieur pouvait toujours révoquer ce qu’il avait délégué.
Mais à mon avis, la difficulté principale avec les
sociétés modernes n’est pas de trouver les formes qui garderaient et qui
rénoveraient l’esprit de la démocratie directe. D’abord, nous ne pouvons pas
les trouver ici, maintenant. Je veux dire créer des formes de démocratie qui ne
soient pas aliénantes, où les gens participent dans la société moderne, ça ne
peut être que l’œuvre du peuple entier et non pas d’un théoricien ou d’une
artiste disant : voilà la recette, vous n’avez qu’à l’appliquer.
Mais par rapport à ce problème de la
représentation, l’essentiel c’est quoi ? C’est que les citoyens anciens
considéraient effectivement que la communauté, la polis était leur
affaire. Ils se passionnaient pour ça. Les individus modernes, c’est là
que le bât blesse, ne se passionnent pas. D’où d’ailleurs ce phénomène tout à
fait caractéristique du monde moderne : nous avons de longues périodes de
plus ou moins grande apathie politique pendant lesquelles les affaires communes
sont gérées par les politiciens professionnels, et puis nous avons, de façon
paroxystique, comme des crises, des révolutions. Parce qu’évidemment, les
professionnels gérant le domaine politique ont été trop loin, ou ce qu’ils font
ne correspond plus à ce que la société veut, la société ne peut pas trouver des
canaux normaux pour exprimer sa volonté, on est donc obligé d’avoir une
révolution. L’activité politique dans la société moderne ne peut se réaliser
que sous cette forme paroxystique de crises qui surviennent tous les dix,
vingt, quarante ans, etc. Alors que dans l’histoire de la cité des Athéniens,
nous avons trois siècles, – je laisse de côté le IV
e qui est pour
moi, en effet, le siècle où la démocratie s’atrophie, disparaît, dégénère après
la défaite de 404 et la guerre du Péloponnèse –, nous avons trois siècles où
il y a des changements de régime, mais où, en tout cas, ces trois siècles sont
caractérisés par la participation constante, permanente, des citoyens dans le
corps politique. Ça ne veut pas dire du 100 %, mais les plus récentes
études, celle de Finley par exemple, montrent que
quand
une affaire importante était discutée dans l’assemblée du peuple à Athènes, il
y avait 15.000, 20.000 personnes sur 30.000 citoyens.
Il faut savoir ce que cela veut dire. Ça veut
dire qu’il y avait des gens qui partaient à deux heures du matin du cap Sounion,
de Laurion ou de Marathon pour être sur la Pnyx au moment du lever du soleil.
Les Prytanes annonçaient que la délibération était ouverte. Et ils faisaient ça
pour rien. Le salaire ecclésiastique a été introduit beaucoup plus tard. Ils
perdaient une journée de travail, leur sommeil pour aller participer. Et
ça, il faut l’opposer à une phrase, très bien dite, de Benjamin Constant, vers
1820, quand il oppose la démocratie chez les Modernes à la démocratie chez les
Anciens, où il dit à peu près cela… Constant était un libéral, il était pour la
démocratie représentative, pour le suffrage censitaire, il pensait que les
ouvriers, étant donné leur occupation, ne pouvaient pas vraiment s’occuper de
politique, donc il faut que les classes cultivées s’en occupent. Il dit
que de toute façon pour nous autres, ce qui nous intéresse, nous autres,
Modernes, n’est pas de participer aux affaires publiques. Tout ce que nous
demandons à l’État c’est la garantie de nos jouissances. Cette phrase a été
écrite pendant les premières années de la Restauration, il y a 160 ans, et elle
dépeint tout à fait typiquement l’attitude moderne. Il demande à l’État la
garantie de ses jouissances, c’est tout.
Contre la science politique des
prétendus professionnels
Permettez-moi de reprendre un mot que vous avez dit : ce n’est pas
démos
omniscient et sage. Et là, je vais faire une longue parenthèse. On est
encore dans la mentalité des germes
. Il y avait
à Athènes une disposition que moi je trouve tout à fait extraordinaire, qui
s’appelait graphé paranomôn (accusation d’illégalité). Le démos ne
se considérait pas omniscient. Le démos pouvait voter une loi et ensuite
un citoyen pouvait traîner devant les tribunaux la personne qui avait proposé
cette loi en disant qu’il avait proposé une loi illégitime ou contraire à des
lois plus fondamentales de la cité ou à l’ensemble de l’esprit de la
Constitution. Le
démos ne se considérait pas comme omniscient, il
n’y avait pas ce que les Modernes appellent les divisions des pouvoirs. Il y
avait le fait qu’avec cette procédure, en un sens le peuple pouvait faire appel
de ses propres décisions devant une autre section de lui-même. Il faut imaginer
qu’un jour, il y a l’
ecclésia, le peuple et un habile orateur qui
entraînent les gens dans un moment passionnel à voter quelque chose et ça
devient une loi. C’est un des risques de la démocratie. Il n’est pas moindre
d’ailleurs avec le Congrès ou le Parlement ou un Président de la République.
Mais il y a le contrôle. La possibilité du contrôle. Le lendemain ou dix jours
plus tard, un citoyen va devant un tribunal qui est tiré au sort et composé de
1.501 citoyens, qui, lui, délibère dans le calme et qui dit :
« Chris
Marker, Castoriadis a entraîné le peuple à voter une loi qui est illégitime, il
faut le condamner. » On le condamne et la loi est annulée de ce fait.
Ce n’est pas un démos omniscient, et nous, Modernes, nous avons encore, et
ça se voit dans mille et un domaines, l’illusion d’un savoir absolu dans la
politique. Ça vient de loin. De Hegel, de Marx, de Platon aussi : il y a
des gens qui ont une
épistémè politique, une science politique et qui
peuvent décider. Or ça, c’est faux et les Grecs le savaient et moi je prétends
qu’ils avaient raison. C’est-à-dire que c’est bon pour nous aujourd’hui. Il n’y
a pas de science politique, sauf au sens universitaire pour décrire la
Constitution du Costa Rica, mais ce n’est pas ça qui nous intéresse. Dans la
politique nous avons uniquement de la
doxa, c’est-à-dire de l’opinion.
Il y a bien sûr des opinions meilleures et des opinions moins bonnes, des
opinions qui peuvent être argumentées et des opinions qui ne peuvent pas être
argumentées.
Mais le débat politique c’est un débat entre opinions. Nous avons l’idée,
nous Modernes, qu’il y a des gens qui possèdent une science politique, nous
avons aussi l’idée qu’il y a une technicité des affaires politique et de l’État
qui fait que le peuple ne peut pas gérer, ne peut pas gouverner, ne peut pas
s’auto-gouverner. Or ces deux idées sont fausses parce que la politique, encore
une fois, est une question d’opinions et de jugements, et ces opinions et
jugements sur les affaires politiques bien entendu, il est évident que tout le
monde ne les possède pas au même degré ou qu’il ne les possédera jamais au même
degré. Le problème, c’est d’avoir des citoyens qui peuvent décider en
connaissance de cause, la plupart du temps entre des opinions différentes, avec
des argumentations différentes.
Or, pour que les
citoyens arrivent à ce point, il faut qu’ils soient éduqués de façon
correspondante, d’où l’énorme importance que les Grecs accordaient à ce qu’ils
appelaient la paideia, l’élevage, l’éducation de jeunes, qui n’était pas
du tout simplement une éducation technique ou une éducation scolaire, qui était
au plus profond sens du terme, l’éducation civile.
Tout le but de l’éducation, c’était d’amener cet enfant arrivé à l’âge de 18
ans à faire ses deux ans de
ephèbeia, c’est-à-dire de service militaire
aux frontières de l’Attique, où il apprenait le métier des armes, parce que
tout citoyen était aussi soldat, et après de prêter le serment de la
citoyenneté, il faudrait peut-être aussi qu’on y revienne, en étant éduqué pour
devenir quelqu’un qui, comme le dit très bien Aristote dans sa définition de
qui est citoyen, peut à la fois gouverner et être gouverné. Etre gouverné, dans
cette phrase d’Aristote et dans l’esprit grec, ce n’est pas être gouverné comme
on gouverne un mulet, ni même, comme aurait dit Aristote, comme on gouverne un
esclave que lui considère comme quelqu’un qui ne peut pas décider pour lui.
Etre gouverné, c’est être gouverné entre citoyens d’une cité libre. Etre
gouverné, c’est pouvoir dire : oui maintenant l’orateur a raison ou il a
tort. Il faut voter cette loi ou il ne faut pas la voter.
Donc pour nous, Modernes, il y a toute une tournure de l’éducation sociale
qui détourne les gens des affaires publiques et ce n’est pas ces misérables
heures d’éducation civique qu’on donne au lycée qui peuvent compenser cela.
L’activité politique, c’est comme la nage.
On
apprend à juger en se lançant dans l’eau, en jugeant et en apprenant et dans la
mesure où on maintient les citoyens dans la passivité, bien sûr, on leur
apprend à être des citoyens passifs.